Extrait d’interview de Raymond Boudon (sociologue), dans lequel il exprime son point de vue sur la mémétique :
Valéry Rasplus : Je suis personnellement assez intrigué par le succès que peut rencontrer la mémétique. Pensez-vous que celle-ci puisse apporter quelque chose à la sociologie ?
Raymond Boudon : Non. La mémétique cherche à transposer dans le domaine de la culture les schémas néo-darwiniens dont l’importance est incontestable s’agissant de l’explication des phénomènes d’évolution dans le domaine de la nature biologique. Mais les gènes sont observables, alors que les mèmes ne le sont pas. La mémétique cherche à faire des changements culturels l’effet impersonnel de mécanismes d’imitation. Or on ne peut comprendre les changements culturels sans y voir l’effet d’innovations et de sélection par le public de ces innovations. Bref, le sociologue doit se donner ici comme ailleurs des acteurs sociaux plus ou moins conscients de ce qu’ils font, alors que la mémétique cherche à faire des changements culturels l’effet de mécanismes inconscients passant au-dessus de la tête des acteurs. La mémétique est le produit d’une illusion fréquente dans les sciences humaines : celle qui consiste à croire que pour être vraiment scientifique les sciences humaines doivent traiter le comportement humain comme résultant de causes matérielles et ignorer les raisons qui l’inspirent dans l’esprit de l’acteur. J’ai proposé de qualifier cette illusion d’illusion naturaliste. Elle a donné naissance au structuralisme, aujourd’hui moribond, ou au marxisme vulgaire, celui qui fait du comportement humain l’effet de forces sociales occultes. Un beau colloque sur l’illusion naturaliste a été organisé l’an dernier à Strasbourg.
Source : l’article 10 question à Raymond Boudon sur le blog nouvelobs de Valéry Rasplus
Farder Coram réagit ainsi :
<<Bref, le sociologue doit se donner ici comme ailleurs des acteurs sociaux plus ou moins conscients de ce qu’ils font, alors que la mémétique cherche à faire des changements culturels l’effet de mécanismes inconscients passant au-dessus de la tête des acteurs.>>
Cette phrase est une sorte de Graal.
Elle est très,très,très révélatrice d’une sorte de marasme intellectuel dont on arrive pas à sortir, relatif à la Conscience.
Boudon, et on ne sait pas du tout sur quoi il s’appuie pour dire ça, suppose que la mémétique ne touche que l’inconscient. Comme à ma connaissance aucun auteur en mémétique n’a jamais postulé rien de semblable il me semble intéressant de chercher pourquoi est-ce que Boudon pense comme ça.
La mémétique est une thèse naturaliste, qui cherche à expliquer les phénomènes sociaux en termes darwiniens, donc fondamentalement causaux et non finalistes. De fait, elle implique que si on pense ou on agit d’une certaine façon, c’est parce les mèmes responsables ont été sélectionnés. Il y a une relation de cause à effet entre ces mèmes et notre pensée/comportement.A mon avis, c’est cette causalité qui fait que Boudon fait le raccourci de présenter la mémétique comme quelque chose qui s’occupe exclusivement de l’inconscient. En fait, j’ai l’impression que pour lui un mécanisme conscient ne peut être le résultat d’un schéma causal. Parce que l’individu est doué de Conscience, ça en ferait un être qui échappe au déterminisme.
C’est assez dérangeant, parce que sans aller jusqu’à prétendre que le libre-arbitre n’existe pas et que tout est déterminé, on peut quand même trouver super arbitraire de tracer la ligne entre le libre et le déterminé pile à la frontière entre conscient et inconscient. J’ai l’impression qu’il y a pas mal de gens qui pensent que toute décision consciente est forcément libre. Ce qui est n’importe quoi. On peut éventuellement imaginer des décisions conscientes qui soient libres de tout déterminisme, mais il est évident que ma décision consciente de manger du porc ou non va être très différente selon que je suis musulman ou athée.
C’est un problème, cette façon dont le phénomène de la conscience distord le jugement des gens. Un problème sérieux je pense.
Réflexion complétée ensuite avec ces éléments :
Pour préciser les choses, j’ai cherché ici à mettre en évidence les points de friction qu’il s’agirait de discuter. Si j’ai forcé le trait, c’est en gardant une certaine modestie et un certain respect, pour bien rendre compte d’une pensée méméticienne du XXIe siècle, afin d’équilibrer la discussion.
Citation de Farder Coram :<< pour lui un mécanisme conscient ne peut être le résultat d’un schéma causal >>Tu sembles avoir raison, et tu expliques très bien où sont les points de friction.
- la mémétique s’intéresse AUSSI aux processus conscients, créatifs, intelligents. (si l’on définit son champs d’étude par cette définition de ce qui est « non déterminé génétiquement »)
- est-ce que l’on accepte bien (tous ?) que tout ce que l’on vit ( en soi, notre perception des autres, de notre environnement) n’est qu’un ensemble d’atomes régis par les règles causales de la physique… (donc sans conscience), et que tout le reste n’est qu’histoire d’émergence et d’échelle,… ou pas ?
Lorsque l’on me demande de montrer un mème dans un microscope, j’éclate de rire, et je demande à mon tour qu’on me montre le « je » à l’origine de tant de choses. Je veux bien essayer de répondre à des questions, et accepter d’avoir tord si on me le montre, mais il faut que cela soit réciproque. Le fait de devoir justifier des paroles de Dawkins datant de 25 ans devient parfois fatiguant, étant donné qu’un certain nombre d’éléments nouveaux peuvent être apportés pour consolider ses premières esquisses.
Essayons de réagir :
Citation RB :<< La mémétique cherche à transposer dans le domaine de la culture les schémas néo-darwiniens dont l’importance est incontestable s’agissant de l’explication des phénomènes d’évolution dans le domaine de la nature biologique. >>Nous sommes d’accord jusque là.
Citation RB :<< Mais les gènes sont observables, alors que les mèmes ne le sont pas. >>Aujourd’hui, oui les gènes sont observables. Pour ce qui est des mèmes, je préfère ne pas me prononcer, ce n’est pas l’objet de ma remarque de toute manière.
Car, il est bien facile aujourd’hui d’oublier qu’il est tout à fait possible de comprendre, d’expliquer, d’adhérer, voir d’inventer, la théorie de l’évolution biologique darwinienne… sans utiliser le concept de « gène observable » ! Pourquoi une telle chose ne serait-elle pas possible ou envisageable aujourd’hui dans le domaine de la culture ? Parce que c’est faux ou impossible, ou parce que c’est nouveau ? Certainement parce que c’est nouveau, étant donné que cet argument n’est pas recevable : le concept de mème observable n’est pas nécessaire. Il est possible de raisonner dans un premier temps au niveau du « phénotype culturel » (au niveau de la solution comme on dit par ici)Citation RB :<< La mémétique cherche à faire des changements culturels l’effet impersonnel de mécanismes d’imitation.>>Ne dit-on pas depuis 35 ans : « EN PARTICULIER par l’imitation » ? On peut y ajouter les mécanismes d’apprentissage en groupe, de mémorisation, de projection, d’inspiration… bref tout ce qui permet la « reproduction », et qui constitue des mécanismes déjà étudiés et reconnus. Pourquoi vouloir enfermer la mémétique dans l’imitation pure et immédiate ? C’est aller un peu vite en besogne.
Citation RB :<< Or on ne peut comprendre les changements culturels sans y voir l’effet d’innovations et de sélection par le public de ces innovations.>>Bien.
- Nous étudions donc les changements culturels, oui.
- Nous étudions l’effet d’innovations, que l’on compare à des mécanismes de mutation et de croisement, ce qui ne semble pas si idiot que cela à première vue.
- Nous étudions en détail ces sélections par le public de ces innovations.
Difficile faire mieux : nous faisons déjà ce qu’il nous dit qu’il faudrait faire.
- Mais voilà, il y a un malaise. Pour RB, ces processus de sélection dépendent d’une source causale unique et indivisible : l’individu humain agentifié. La discussion s’arrête ici. Pourquoi ?
Pourquoi ne pas avoir le droit de dire également que :
- la sélection dépend (en partie) de critères !
- que ces critères eux-mêmes ont été sélectionnés et transmis et soumis à variation ?
- que l’on peut considérer le choix d’un individu comme la résultante de ces micro-mécanismes internes ? Ce n’est pas comme si les sciences cognitives, ou les théories de la décision n’existaient pas…
Citation RB :
<< Bref, le sociologue doit se donner ici comme ailleurs des acteurs sociaux plus ou moins conscients de ce qu’ils font, >>« Le sociologue doit », effectivement tout est dit, on parle ici de sociologie des sciences : le sociologue doit adhérer à ce principe pour travailler, sinon il est renié par ses pairs et ne peut plus travailler. Mais le sociologue libre, qui pense en dehors de l’illusion imposée par les autres sociologues, peut-il s’autoriser à penser autrement ?
Citation RB :<< alors que la mémétique cherche à faire des changements culturels l’effet de mécanismes inconscients passant au-dessus de la tête des acteurs. >>Au dessus ? Mais quel est le nom du livre de référence en mémétique de RB ? Depuis quand la culture passe au dessus des têtes, et non dans les têtes ? J’ai relu plusieurs fois pour être certain, mais oui c’est bien cela qui est écrit…
Citation RB :<< La mémétique est le produit d’une illusion fréquente dans les sciences humaines : celle qui consiste à croire que pour être vraiment scientifique les sciences humaines doivent traiter le comportement humain comme résultant de causes matérielles et ignorer les raisons qui l’inspirent dans l’esprit de l’acteur.>>La mémétique que nous pratiquons ici cherche A LA FOIS les causes matérielles (Neuro) ET COGNITIVES (connaissance, règles logique, …). Cet argument ne s’applique donc pas à notre démarche visant à intégrer les approches.
Citation RB :<< J’ai proposé de qualifier cette illusion d’illusion naturaliste. Elle a donné naissance au structuralisme, aujourd’hui moribond, ou au marxisme vulgaire, celui qui fait du comportement humain l’effet de forces sociales occultes. Un beau colloque sur l’illusion naturaliste a été organisé l’an dernier à Strasbourg.>>(rires) En cherchant bien, il doit être possible de trouver une conférence ou un colloque entier, consacré à l’illusion du libre arbitre, de la conscience, ou même de la réalité… Cela ne me semble pas un argument suffisant.
Sérieusement, oui il est nécessaire de se poser ces questions, et d’en discuter. Si des dérives ou des déformations peuvent exister avec l’approche mémétique, il convient de les identifier et de les faire comprendre au plus vite.
Pour l’instant je n’ai pas été convaincu, même si des phrases de ce type me touchent :
<< On aurait affaire ici au phénomène typique de la transformation d’une construction sociale contingente en un donné naturel nécessaire, lui-même utilisable en réalité comme norme sociale destinée à produire et diriger des conduites>> (source)En effet, lorsque l’on tente d’expliquer « ce qu’il se passe », il est vite tentant d’utiliser la nécessité… ce qui n’est pas une bonne idée.
Mais l’approche darwinienne est justement presque le contraire : cela arrive, et ce qui est adapté à l’existant, produit du futur, parce qu’il n’est pas empêché. Et non le contraire : cela arrive parce que c’est adapté à l’avenir et parce que c’était nécessaire)Ce qu’il se passe autour de nous, n’est pas le résultat d’une conscience, mais le résultat d’une interaction mêlant de multiples éléments et facteurs. Si je décide de bouger le petit doigt, celui-ci peut ne pas bouger si j’ai un problème nerveux ou circulaire. Ou alors s’il est serré dans un étaux, je pourrai avoir tout ce que je veux dans la conscience, il ne bougera pas.
Si l’on prend un évènement donné, lié à un ou plusieurs humains, et que l’on liste les causes, on trouvera certainement :
- ce qui l’entoure, son environnement
- son entourage social humain (avec les éléments culturels qui vont avec)
- sa personne (avec les éléments corporels et culturels qui vont avec)
Si l’on décide de s’arrêter à la personne, pourquoi pas. Mais que l’on ne dise pas qu’il s’agit du seul découpage conceptuel possible de l’arbre causal !
J’attends vos réactions avec impatience, comme Farder Coram, je pense que l’on touche là une des grosses pierres qui empêchent la mémétique d’avancer.