A première vue, tous les méméticiens francophones doivent s’en réjouir : le mot mème a fait son entrée dans le dictionnaire Larousse 2014 ! On le savait depuis l’annonce faite dans Libération au printemps. Malheureusement, sitôt qu’on lit la définition en question, on s’aperçoit qu’elle cantonne le mème à son territoire le plus restreint, celui des contenus auto-réplicatifs de l’internet. Pas de code culturel, pas de notion générale de propagation par imitation, pas de co-adaptation avec la nature humaine, pas de second réplicateur. Non, rien que des contenus humoristiques qui se répliquent sur l’internet. Cependant, quand on parle d’évolution culturelle en « live », la messe n’est jamais dite.
Une fois passé les premiers moments d’abattement, de colère, d’ironie, de déception, il faut se rendre à un certain nombre d’évidences.
Premièrement, un mot entre dans le dictionnaire sous la poussée des usages, et non pas celle des experts. Le sens d’un mot doit être indépendant de la plume qui le rédige. Ce fut la même chose en langue anglaise, lors de l’entrée du mot ‘meme‘ dans l’Oxford English Dictionary, sauf qu’à l’époque (1996), tous les écrits relatifs aux mèmes étaient en anglais (dont certains publiés par la prestigieuse Oxford University Press), et les nyan cats n’existaient pas.
Deuxièmement, le Larousse illustré est un dictionnaire grand public, pas un dictionnaire pour intellectuels comme le Robert. D’ailleurs, le Robert, lui, a constamment et systématiquement refusé de laisser aux mèmes la moindre chance d’entrer dans ses pages. au motif sans doute qu’un nombre insuffisant de grands romanciers emploient ce mot. Il faudrait probablement demander directement l’aide d’un auteur comme Michel Houellebecq, homme audacieux en phase avec son époque, pour qu’il veuille bien insérer une petite phrase de méméticien que le dictionnaire puisse citer…
Troisièmement, comme le signale Richard Dawkins lui-même dans son amusante intervention au festival de Cannes 2013, le concept de mème a muté, c’est son droit naturel en quelque sorte. On peut analyser cette soudaine bifurcation de la façon suivante : le mème était un concept vacant, un nom sans objet. Puis se sont développé sur Internet, des objets sans nom, mais des objets qui démontraient la capacité de certains contenus à se répliquer de façon naturellement massive, sans aucune intervention humaine globale, mais uniquement en reposant sur des micro-comportements élémentaires consistant à copier-coller, à tripatouiller les images, à télécharger, à partager, bref à faire des choses très simples, quasiment dépourvues d’intention ou de créativité. Alors le nom sans objet devait fatalement fusionner avec l’objet sans nom, et ce mariage était une simplification mécanique, un réducteur de complexité, un réducteur d’inconfort. Il fallait bien payer son tribut à la geek culture qui est, depuis le début, l’alliée et le berceau du mème des mèmes.
Quatrièmement, l’avantage de la culture internet est qu’elle rameute une quantité phénoménale de temps de cerveau, comme en témoigne le site désormais bien connu Know Your Meme qui inventorie méthodiquement et analyse tout ce qui se multiplie sur l’internet. Le modèle économique est classique : des millions de visites pour se financer par les recettes publicitaires. La seule entrée « Philosoraptor » (vue 2.5 millions de fois) représente une quantité de travail équivalente à une petite start-up ou une bonne grosse thèse de doctorat. C’est un vrai travail de terrain, sérieux et modeste. Du coup, on voit un nouveau continent qui se dessine. Et un nouveau continent, cela attire les chercheurs, beaucoup plus qu’une nouvelle théorie, parce qu’une nouvelle théorie a généralement déjà des auteurs, alors qu’un nouveau continent est vierge, on peut y planter son drapeau. Et c’est là qu’on s’aperçoit – à force de recherches sérieuses – que derrière ces contenus en apparence très anodins, il y a des liens avec nos vies, et il y a des communautés qui se forment ou se révèlent. Il y a des mèmes politiques, religieux, des mèmes qui régulent et des mèmes qui réveillent. Ils font apparaître des mécanismes émotionnels particuliers – comme le fait d’exister davantage aux yeux de ses pairs par ce que l’on reproduit – mécanismes dont l’étude pourrait fort bien conduire à des enseignements plus généraux et surprenants sur nos vies sociales. Et ce, depuis des siècles avant que le nouveau tissu social ne se tisse.
Cinquièmement, on ne sait plus alors dans l’activité des méméticiens de l’internet, si l’on est principalement en train de connaitre… ou en train d’agir. On produit la matière que l’on étudie et on participe aux processus que l’on observe. Cette ambivalence révèle une des forces de la mémétique, en tant que science emblématique du monde ultra-rapide d’aujourd’hui. Ainsi une nouvelle génération de sites deviennent des activistes de la propagation sélective, sous couvert de mener un travail d’observation et de décryptage. C’est le cas du blog The Civic Beat, radicalement international – donc ouvrant la voie d’une mémétique globale qui parle chinois ou arabe aussi bien qu’anglais ou français – animé en Californie par An Xiao Mina (photo) et ses collègues. On y découvre notamment que l’humour sur l’internet – via twitter notamment – est une manière efficace de traiter des sujets potentiellement tendus, comme les rapports hommes-femmes en Arabie Saoudite ou les luttes de l’opposition Turque, ou effrayants, comme les exécutions d’artistes en Corée du Nord.
Alors, au moins provisoirement, comment ne pas se réjouir positivement de voir que la langue française reconnait – de façon officielle et massive – l’existence d’objets qui jouent avec les codes de la culture, mais aussi ceux de la politique, qui déjouent les censures et affrontent les régimes brutaux, tout en nous invitant à explorer le mécanisme réplicatif de nos comportements et l’évolution de plus en plus rapide de nos structures ?
à suivre…
Pascal Jouxtel – Septembre 2013