Dan SPERBER est directeur de recherche au CNRS, membre de l’Institut Nicod.
Il est anthropologue et psychologue, spécialiste de l’étude de la relation entre la cognition et la culture. Il travaille sur une conception cognitive de la communication sous le nom de Théorie de la pertinence ainsi que sur une conception naturaliste de la culture sous le nom d’épidémiologie des représentations.
Présentation des mèmes et de la mémétique.
L’autre grande catégorie de réplicateurs que suggère Dawkins, ce sont les éléments de culture, les traits culturels. Après tout les traits culturels se répliquent et sont en compétition les uns avec les autres. On parlait de l’évolution de la langue. On peut penser aux mots de la langue par exemple, comme des choses qui sont reproduites un nombre énorme de fois, et par exemple s’il peut il y avoir deux prononciations pour un mot, ou deux synonymes pour un même concept, ils sont en compétition. Et s’il arrive que l’un marche mieux que l’autre, et bien il l’emportera.
Et qu’est-ce qui peut favoriser son succès ? Cela peut être des choses variables. Par exemple « photo » l’emporte sur « photographie » pour des raisons évidentes d’économie, mais sur des choses de prononciation cela peut être des choses plus subtiles, lorsque que l’on a deux façons d’exprimer le même concept, il y a des raisons particulières qui font qu’on a un succès plus grand d’un coté que de l’autre. Il peut il y avoir deux formes qui vivent en même temps, d’ailleurs si elles trouvent des fonctions différentes, etc…
Donc on peut penser l’évolution des mots de la langue comme étant un ensemble de réplicateurs linguistiques en relative compétition, puisqu’après tout le vocabulaire ne peut pas s’étendre indéfiniment, et puis lorsque l’on parle le mot qui nous vient à la bouche est celui qui non seulement permet d’exprimer sa pensée, mais chaque fois qu’on l’exprime, on contribue à sa stabilisation dans la langue, et donc à son apprentissage par les générations suivantes, etc… Et donc voir l’évolution linguistique un peu sur le modèle des gènes.
Alors on peut le faire avec toutes sortes d’éléments culturels, des chansons, des pratiques, des façons de s’habiller, etc… Et donc prendre des traits culturels comme des réplicateurs, et que Dawkins proposait d’appeler les mèmes, qu’il écrit m.è.m.e, en anglais m.e.m.e, en français on met l’accent grave plutôt que l’accent circonflexe bien sûr. Donc les mèmes.
Donc à partir de là se développe tout un programme d’une mémétique, pas d’une mimétique mais d’une mémétique, qui est une espèce de nouvelle façon d’envisager le monde culturel. Alors cette conception à une espèce de succès fou, pas tellement dans notre monde universitaire, mais dans le grand public et les livres sur les mèmes se vendent comme des petits pains, si vous faites mèmes sur le web, sur google, pour voir combien il y a d’entrées, ça bat des records extraordinaires. Même le nom de Dawkins, je ne sais pas combien de dizaines ou centaines de milliers de sorties on a immédiatement. Donc c’est comme si l’idée de mème était un exemple du mot lui-même, c’est à dire que le mot mème s’est répandu comme un mème extrêmement efficace. Je prends cet exemple parce que c’est frappant, c’est assez bien connu, et en même temps je prends cet exemple comme d’un type de théorie qui me parait en partie sur la bonne voie, et en partie avec laquelle je ne suis pas d’accord du tout.
Commentaires
En partie sur la bonne voie parce que précisément il regarde les macro-phénomènes culturels à un niveau infra-individuel, il cherche les processus qui vont expliquer la stabilisation des phénomènes culturels dans une société. Sans, ni prendre une espèce de macro-phénomènes culturels qui interagiraient on ne sait pas comment, ni postuler des agents conscients qui choisissent en quelque sorte leur culture, indirectement en tout cas qui choisissent leur intervention, leur rôle là-dedans et le résultat peut-être non-voulu des interactions entre agents en choisissant leurs actions.
Il regarde les éléments culturels. Comment ils rentrent en compétition les uns avec les autres ? Et qu’est-ce qui détermine au fond leur succès ? Au fond, un trait culturel, c’est un trait qui a du succès. Je pense que j’ai déjà dû le dire dans une séance précédence, mais un façon de voir les choses est de dire : une population humaine est habitée par un nombre beaucoup plus grand de représentations mentales dans les individus, et d’expressions publiques dans le comportement des individus, représentations publiques comme des énoncés, mais aussi des actions techniques, des gestes de tout genre.
Il y a un enchaînement causal entre toutes ces représentations mentales et ces productions publiques, et la question est de savoir pourquoi certaines de ces représentations, certaines de ces pratiques se stabilisent à l’échelle d’une population, deviennent donc culturelles, « ont du succès » (une autre façon de dire).
Pourquoi ça marche ? Pourquoi ça prend ? Alors que la plupart de nos actions, de nos pensées, restent tout à fait locales, individuelles, qui sont la chose d’un moment, d’une personne, ou plus d’une interaction entre deux personnes. A coté de toutes ces paroles que nous échangeons et qui restent entre nous, voir qui restent dans notre tête, il y a celles qui se répandent, envahissent la société, qui ont donc ce succès, ce succès reproductif pour employer un terme de biologie darwinienne. Et donc Dawkins a l’intérêt d’envisager les choses à ce niveau là, là dessus je suis d’accord.
Je suis d’accord, je voudrais quand même préciser, je suis d’accord au sens que c’est fécond de poser la question. Cela ne veut pas dire que cela soit la seule chose que l’on puisse faire avec les phénomènes culturels, pas du tout. Mais je pense qu’il y a tout à fait là une question intéressante et sérieuse, et que c’est un niveau d’explication causal privilégié. Le niveau d’explication causal n’est pas la seule chose qui nous intéresse dans les sciences sociales, mais si c’est cela qui nous intéresse, c’est à ce niveau là que l’on peut trouver des mécanismes dont on a une compréhension naturaliste. C’est à dire qu’on n’invente pas pour les besoins de la cause, mais que l’on peut véritablement observer. Pour observer de façon multiple, indépendante justement, relative à la psychologie cognitive, à la biologie, à l’écologie. Plusieurs points de vues, et donc comprendre comment ils jouent un rôle causal dans les phénomènes socio-culturels. (Là où je ne suis pas d’accord avec cette vision des choses, qui est une vision, je cite Dawkins avec sa théorie des mèmes, mais)
Il y a tout un ensemble de théories fondées sur le modèle darwinien, théories des phénomènes socio-culturels, qui partagent en quelque sorte cette approche générale, avec des nuances parfois intéressantes entres-elles. peut-être qu’on aura l’occasion d’en reparler un petit peu, pour situer plus particulièrement ma propre démarche en la matière. Mais restons d’abord simplement sur cette conception simple, qui a l’avantage d’être simple, la qualité d’être simple. que propose Dawkins, qu’est la culture comme un ensemble de réplicateurs particulièrement efficaces.
Ce qui ne me convient pas là-dedans, au fond cela devrait être clair à partir des conversations que nous avons déjà eues, c’est que cela suppose deux choses. Cela suppose d’une part que les esprits ou les cerveaux humains qui attrapent un trait culturel, le restituent tel qu’ils l’ont attrapé. Donc la mémoire joue un rôle de machine Xerox, et cela suppose que la transmission s’effectue elle aussi sans problème, que l’on est dans la réplication. Et on doit avoir pour cela des processus de réplication à la fois dans la tête des gens et dans leurs interactions, donc dans la cognition et dans la communication, donc dans l’imitation (qui est le terme que préfère Dawkins). Sans quoi évidement, toute la théorie ne tient pas. (c’est à dire que si l’on a pas)
Quand on parle des gènes, on a la biologie, l’explication biologique dont la façon dont un gène produit deux copies de lui-même en se divisant, et ce qu’il fait sauf accident mutationnel. Et les mutations se produisant, ce qui est variable évidement suivant le type de gènes, sur des ordres de grandeurs une fois sur un million on a une mutation. Evidemment, comme ils se répliquent tout le temps, ça fait quand même pas mal.
Transcription et mise en forme : Charles Mougel