Si une théorie scientifique spécifie des systèmes de modélisation [Berthier, Le savoir et l’ordinateur, L’Harmattan 2002, p. 50 (voir notre critique de ce livre)] et si la mémétique est une science, sur quel type de modélisation repose-t-elle ? En classant les définitions et les approches, on s’aperçoit qu’il y a plusieurs catégories de modèles permettant de représenter les phénomènes étudiés par la mémétique :
Le modèle viral
Les mèmes ont d’abord été présentés (Dawkins, Brodie, Blackmore?) comme des entités informationnelles réplicantes susceptibles de naître et évoluer sur le mode darwinien (reproduction/mutation/sélection/amplification) dans le milieu des réseaux supportant de l’information symbolique, soit pour l’échanger, soit pour l’archiver.
Ces réseaux sont indifféremment :
– des réseaux classiques d’échanges d’information entre les humains : langage parlé ou gestuel, langage écrit et ses supports…
– des réseaux technologiques renforçant la portée des précédents : téléphone, radio et télévision, réseaux informatiques, etc.
– par extension, les systèmes nerveux, notamment cerveaux, des individus partenaires aux échanges. Ces systèmes, que ce soit chez l’homme ou chez l’animal, sont connus depuis longtemps comme créant ou communiquant des représentations du monde. Les premiers méméticiens n’ont pas cherché pour autant à approfondir la forme précise adoptée par les mèmes dans le cerveau, ni les mécanismes de production, ni les fonctionnalités auxquelles ils répondent.
L’analogie entre les mèmes et des réplicants biologiques de type viral signifie qu’une entité se transmet et évolue, sur le mode darwinien, au sein de milieux biologiques et de réseaux artificiels. L’évolution étant darwinienne n’est ni finalisée ni prédictible, ni donc contrôlable. Il s’agit d’une affirmation importante mais qui ne suffit pas à caractériser le mème.
Il est en effet difficile sinon impossible d’identifier des modules d’information ou mèmes évoluant comme des entités vivantes, virus ou à plus forte raison gènes. Dans le modèle viral de la mémétique, toute parole ou symbole échangé peut-être un mème, ce qui parait excessif.
Le modèle n’explique pas non plus les mécanismes d’interaction avec le terrain, essentiel en immunologie. Pourquoi certains mèmes sont reçus par certaines personnes et d’autres rejetés. Répondre à cette question suppose des investigations dans le cerveau (voir ci-dessous, modèle neuronal).
Le modèle du super-organisme
Les théoriciens du super-organisme (Howard Bloom?) présentent les mèmes comme la production de super-organismes engagés dans une compétition de groupes. Les mèmes leur servent alors en interne de gardiens de la conformité ou au contraire de générateurs d’aléatoire. Vis à vis des autres super-organismes, les mèmes constituent des agents offensifs déstabilisateurs. Les super-organismes ne sont pas seulement des organismes institutionnels (Etats, entreprises, associations?religions) mais des groupes d’intérêts plus diffus, dont aujourd’hui les internationales terroristes.
Le modèle est à retenir, en termes si l’on peut dire de géo-politique générale, insistant sur les processus culturels évolutionnaires. Mais il ne donne aucune précision sur les modalités selon lesquelles les super-organismes génèrent ou reçoivent les mèmes.
Le modèle de l’e-gène
Les théoriciens des réseaux complexes, tels que l’Internet, montrent que ceux-ci se constituent progressivement eux-mêmes en super-organismes encore mal connus, voire inconnaissables par les utilisateurs. Ils génèrent des entités en compétition darwinienne qui sont des éléments d’information circulant dans le réseau, et disposant d’une vie organique propre. J.M. Truong a parlé d’e-gènes. Mais ce modèle n’éclaire pas le caractère réplicateur des mèmes numérisés ainsi visés, ni plus généralement leurs interactions avec les utilisateurs des réseaux.
Le modèle des agents informatiques évolutionnaires
Si on veut rester dans le domaine des réseaux numériques, on préférera le modèle des agents, développés abondamment aujourd’hui par la programmation évolutionnaire. L’agentification est devenue une espèce de voie royale pour l’informatique répartie auto-adaptative. Comment procède-t-on pour agentifier un ensemble de données symboliques ? En citant Alain Cardon et en simplifiant, disons que l’on transforme différentes informations émises par divers systèmes d’information ou de production de sens (données, texte ou image, provenant de capteurs biologiques ou artificiels, messages échangés, contenus archivés) en connaissance dynamique, en « grains » de connaissances autonomes cherchant à communiquer pour se voir confirmer ou infirmer. La meilleure façon de transformer une information en connaissance dynamique, de l’ « agentifier », est de lui donner le statut d’agent logiciel. Un agent logiciel est un objet informatique autonome, qui communique avec les autres agents, qui tend à se développer, se grouper, s’associer ou se mettre en veille. C’est un grain de connaissance et d’action que l’on a doté de certains buts. Ces agents logiciels sont susceptibles de constituer un système multi-agents (un système multi-agents dit massif car ces agents peuvent se compter par centaines de milliers). L' »agentification » de ces informations, c’est-à-dire la façon de les rendre disponibles et actives dans les échanges, est un problème de conception délicat, mais réalisable. Il faudra dès qu’une information sera émise par une source quelconque, la capturer et l’introduire dans le réseau sous une forme normalisée prédéfinie a minima, comportant les précisions nécessaires lui permettant de communiquer avec les autres et d’enrichir la connaissance générale de la situation en temps réel. Il y aurait saisie automatique de données de capteurs ou de contenus de messages, mais aussi si besoin était, saisie humaine décentralisée. Le système organiserait également aussi l’agentification des multiples données conservées en mémoire et activées en tant que de besoin, selon les méthodes du data-mining et du text-mining. On peut penser qu’avec cette méthode, reposant sur l’intelligence distribuée des agents, de nombreux phénomènes (ou saillances) intéressant l’évolution du milieu observé seront signalés par le système, phénomènes qui auraient échappé à l’attention des observateurs les plus attentifs. Les agents logiciels vivent et évoluent au sein de grappes d’ordinateurs, pouvant être regroupés en grilles ou grid comportant des milliers ou millions d’ordinateurs.
Le modèle est très intéressant, notamment parce qu’il permet d’illustrer clairement les processus de compétition darwinienne entre agents. Mais il ne s’applique pas – ou du moins il ne s’applique pas facilement – aux modules d’information circulant sur des réseaux non numériques traditionnels, non plus qu’à ceux prenant naissance au sein des cerveaux. Comment l’agent informatique interagit-il avec le cerveau ?
Le modèle neuronal
Ce modèle, récemment apparu sous la plume de Robert Aunger, insiste sur le fait que le même est avec le virus, le prion et le gène, un réplicant au sens strict. Mais de ce fait, il ne peut exister que dans des organismes biologiques, en l’espèce le cerveau. Les mèmes sont alors des unités de représentation résultant du fonctionnement normal des neurones (notamment des neurones dits du cortex associatif), produits et entrant en compétition darwinienne au sein même du cerveau. Ils circulent entre neurones selon les diverses voies de la communication interneuronale (binding). Ce sont des entités physiques (des objets mentaux, aurait dit Changeux, que Aunger appelle des mèmes électriques). On devrait donc pouvoir les identifier bientôt avec les progrès de l’imagerie fonctionnelle cérébrale. Les mèmes électriques émergeant des compétitions darwiniennes caractérisant le fonctionnement du cerveau sont producteurs d’activités motrices inconscientes ou conscientes, par exemple production de gestes ou paroles, qui ne sont pas des mèmes, mais de simples « symboles » spécifiques à telle ou telle capacité comportementale des individus, et construisant un milieu culturel donné (animal ou humain). Ces symboles, lorsqu’ils sont reçus par d’autres individus, peuvent être rejetés comme non-compatibles (barrières immunologiques) ou au contraire induire la formation de nouveaux mèmes électriques, qui muteront à leur tour au sein de ces nouveaux cerveaux.
Le coeur de la mémétique, selon ce modèle, est à chercher dans l’organisation et le fonctionnement des neurones. Mais à ce jour, aucun même électrique n’a pu être observé, vu la finesse qui serait requise des instruments d’observation nécessaires. Par ailleurs, ce modèle a l’inconvénient, si cela en est un, de couvrir l’ensemble de l’activité cérébrale et des mécanismes d’échanges culturels. Il s’agit d’une véritable théorie de l’esprit. Lire https://www.automatesintelligents.com/biblionet/2002/sep/aunger.html
Que conclure ?
Nous penchons pour une approche intégrant si possible ces divers modèles, mais développée à partir des hypothèses de Aunger, car si mémétique il y a, c’est bien dans les cerveaux qu’elle prend sa source. Comme cependant les mécanismes de l’esprit sont encore loin d’être élucidés, nous proposerions la modélisation par systèmes multi-agents auto-adaptatifs (ou autonomes), agents auxquels on s’efforcera de donner les caractères des hypothétiques mèmes électriques de Aunger. Parallèlement, car il s’agit de deux mondes différents, on pourrait simuler la compétition entre des mèmes informationnels (idées, slogans, etc.) toujours à partir d’un système multi-agents auto-adaptatif. Ceci nous conduirait aux projets de conscience artificielle développés par Alain Cardon, eux-mêmes susceptibles en retour d’éclairer les phénomènes de conscience naturelle. On pourrait peut-être ainsi faire apparaître des lois sous-jacentes profondes éclairant les mécanismes de la vie, de la pensée et de la culture.
Quoi qu’il en soit, pour répondre à la question posée en titre, nous pourrions dire (à titre personnel) que la mémétique n’est pas une science telle qu’on l’entend généralement, c’est-à-dire fermée sur ses axiomes et ses démonstrations, mais qu’elle impose une approche transdisciplinaire aux limites nécessairement mouvantes. C’est ce qui devrait en faire la richesse, comme celle de toutes les nouvelles sciences de la complexité qui émergent actuellement.